LIVILLA, histoire de famille

Depuis la nouvelle présentation des collections du musée archéologique de Saintes inaugurée en septembre 2021, on redécouvre le visage abîmé d’une jeune princesse impériale. Ce portrait a été identifié par une grande spécialiste de l’art antique, Emmanuelle Rosso, lors de sa visite dans les réserves de la ville il y a une vingtaine d’années. C’est par la présence à peine visible d’une rangée de bouclettes érodées sur le front qu’elle a pu reconnaître Livilla dont on connaît huit autres portraits dans le monde. Mais de quelle Livilla s’agit-il ? Car au début de notre ère, deux Livilla ont existé.

 

Portrait de Livilla au musée archéologique de Saintes

La première, de son vrai nom Claudia Livia Julia (1) est née entre -14 et -11. Livilla est un surnom qui veut dire « Petite Livie », en hommage à sa grand-mère Livie, la femme d’Auguste. Elle avait deux frères : le plus jeune, né à Lyon, sera le futur empereur Claude et l’aîné Germanicus, très aimé pour son caractère, aura une grande réputation comme général pour avoir ramené à Rome deux aigles perdus à la bataille de Teutobourg. Ils étaient tous trois les enfants de Drusus I l’Ancien, frère de l’empereur Tibère. A travers ces noms, l’arc de Mediolanum (Saintes) commence à dessiner sa silhouette qui était à l’origine hérissée de sculptures. Comme l’a brillamment décrit Pierre Tronche lors de sa conférence en octobre (2), la statue de Tibère triomphait au centre et les deux princes héritiers, se dressaient de chaque côté. On devine encore les inscriptions sur la pierre : Germanicus, son neveu adopté en l’an 4 à la demande d’Auguste et son propre fils Drusus II le Jeune. Malheureusement l’avenir étincelant qui leur était promis n’est jamais advenu car ils sont morts tous les deux empoisonnés. Celui dont on a retenu le nom fut assassiné en Orient, l’année présumée de l’achèvement de l’arc en 19, peut-être sur ordre de Tibère. Drusus II, lui, fut empoisonné peu de temps après en 23, par sa femme. Et cette femme, c’était Livilla.

 

Museo della Maremma, Grosseto, Italie

Après un premier mariage avec un fils d’Agrippa (celui qui donna son nom à la voie entre Saintes et Lyon), Livilla dut épouser Dusus II, le fils unique de Tibère, sur l’injonction d’Auguste qui régissait la politique matrimoniale de la famille. Elle donna une fille et deux jumeaux à l’héritier de l’Empire et son effigie s’est diffusée dans le monde romain à cette époque. Les auteurs antiques nous décrivent un Drusus violent, buvant sans modération, il aurait reçu le surnom de Castor par comparaison avec un célèbre gladiateur de l’époque pour son art de donner des coups (3) ! Il n’a peut-être pas plu à sa femme mais surtout, son assassinat répondait à l’élimination planifiée et systématique de tous les successeurs potentiels de Tibère à l’instigation d’un homme de pouvoir qui prit une place croissante dans les affaires de l’Etat. Cet homme, Séjan, aurait séduit Livilla pour parvenir à ses fins. En 31, huit ans après l’empoisonnement de Drusus dont la mort lente avait été  mise sur le compte d’une maladie, l’usurpateur est démasqué et sa complice condamnée. Elle se serait suicidée ou aurait été enfermée dans ses appartements puis affamée à mort. Sur décision du Sénat, on condamne jusqu’au souvenir de son existence par la damnatio memoriae, avec ordre de détruire ses statues et d’effacer son nom des monuments publics. Dans ce cas, comment aurait-on pu garder des portraits d’elle ?

 

Domus romana de Rabat à Malte

Susan E. Wood, universitaire américaine, nous rappelle que les damnatio memoriae n’ont pas toujours été suivies d’effet en province (4), et penche pour l’attribution de ce portrait à Livilla I (5). Elle s’appuie sur le contexte archéologique des groupes sculptés d’époque tibérienne retrouvés à Leptis-Magna en Libye. En effet, lorsqu’en 2005 paraît une étude de grande ampleur sur le Vieux Forum de Leptis-Magna, Giorgio Rocco (6) rappelle que sur le portail de l’Augusteum où sont inscrits des noms des trois premières générations de la famille impériale, un seul a été volontairement effacé mais « est clairement reconstituable vu le contexte». Ainsi, sur la dédicace, après les noms de Germanicus et Drusus Cesar, on a celui de leur femme respective : Agrippine (l’ancienne) et celui arasé dont l’espace correspond à « Livia », nom officiel de Livilla. Au nombre des portraits retrouvés sur place, seul celui qui nous intéresse demeure sans attribution. D’autres chercheurs ont fait ce lien mais bien que cette hypothèse soit séduisante, le doute subsiste, aussi, suivons l’autre piste.

 

La génération suivante est celle de la seconde Livilla, Julia Livia, née en 18, un an avant la mort de son père Germanicus. Issue d’une grande fratrie, c’est seulement lorsque son frère Caligula devient empereur en 37, que sa proche famille presque décimée, n’est plus persécutée par Séjan et Tibère. C’est peut-être de cette époque que date le portrait, à l’instar des pièces de monnaie qui représentent les trois sœurs du nouvel empereur. Mais si le début du règne est marqué par un soulagement général et des fêtes interminables, Caligula tombe rapidement malade et devient tyrannique et dérangé après son rétablissement et la mort de sa sœur Drusilla. Les mauvais traitements qu’il inflige à son entourage provoquent des conjurations pour l’écarter du pouvoir. En 39 une tentative qui liguait parmi d’autres ses sœurs Livilla et Agrippine la Jeune (future mère de Néron) échoue et elles sont exilées. Ce mauvais règne qui ne dure pas 4 ans mais qui aura mis l’Empire sans dessus dessous, voit l’avènement de Claude, quatrième empereur de Rome. Ses nièces Livilla et Agrippine reviennent à la cour pour peu de temps car Messaline, la nouvelle favorite, les en écarte très vite. Livilla accusée d’adultère avec le philosophe Sénèque est exilée de nouveau et contrainte au suicide ou assassinée en 41.

 

Statue présumé de Drusus III trouvée à Roselle – Museo della Maremma, Grosseto, Italie

La provenance douteuse de notre portrait (7) rend délicate toute interprétation. Pourtant la tête d’Auguste de Saintes (8) dont le style est estimé au règne de Caligula et la base de statue dédicacée à Drusus III, frère de ce même empereur, confirment selon Emmanuelle Rosso (9) que cet ensemble est contemporain d’un portrait de Livilla II. La fratrie est ainsi partiellement recomposée. Cette proposition d’attribution reste une hypothèse séduisante pour Pierre Tronche (10) et d’autres chercheurs (11) qui remarquent que les accroche-cœurs étaient très à la mode sous ce règne. Par ailleurs, le contexte archéologique bien plus riche de Roselle près de Grosseto en Toscane, où des portraits de toutes les générations de la famille impériale sont représentés avec un possible Drusus III et une statue en pied presque complète de notre jeune fille, aide un peu. Les spécialistes proposent différentes dispositions des effigies dans les niches du collège des Augustales suivant les règnes successifs. Eleonora Romano (12), décèle un style de l’époque de Tibère sur un Drusus II et notre portrait mais ne propose aucune attribution, tout en écartant la possibilité d’une Livilla I pour la condamnation de sa mémoire. Elle inclut ces derniers dans un cycle remanié à l’époque de Claude. Le buste de la Domus de Rabat à Malte retrouvé avec une statue de Claude, n’aide pas non plus à se prononcer définitivement (13) ou envoie vers d’autres pistes (14).

 

Alors, Livilla I sœur de Claude ou Livilla II sœur de Caligula ? Ce portrait que les chercheurs ont attribué pendant près d’un siècle à Antonia la Jeune avant que les lignes ne bougent au tournant des années 70, n’est toujours pas identifié avec certitude. Aussi, en regardant ce fragment de visage au Musée de Saintes, on peut se demander quel destin nous fait face. Cette jeune fille aura vécu il y a 2ooo ans au sein de la très riche famille des Julio-Claudien, famille aussi puissante que violente pour conserver la Pourpre. Mais qui sait, avec les chantiers de fouilles qui se succèdent autour de la Méditerranée, on découvrira peut-être un jour, une nouvelle pièce du puzzle.

 

Cédric Grené, guide conférencier, master d’histoire de l’art, membre de la SahCM

 

 

  1. Rohr Vio (Dir), F. Delle Mora, Claudia Livia Giulia Livilla, Moglie e madre di eredi al principato, tesi di Laurea 2017-18, Univ. Ca’Foscari Venezia, 2019, 223p
  2. Conférence de Médiactions présentée par Cécile Trebuchet, Salle Saintonge à Saintes le 15 oct. 2021
  3. Dion Cassus, Histoire Romaine, Livre LVII, 13 et 14
  4. Frappés de Damnatio Memoriae : Marc-Antoine, Séjan, Caligula ( bloquée par Claude), Messaline, Agrippine Mineure, Néron, Vitello, Othon, Domitien, (…) dont on conserve les portraits.
  5. E. Wood, Imperial women, a study in public image, 40 BC- 68 AC, revised edition, Leiben-Boston-Kohln, 1999, pp. 190-202
  6. Di Vita, M. Livadiotti (Dir), G. Rocco I tre templi del lato nord-ouest del Foro Vecchio a Leptis Magna, L’Erma di Bretschneider, Roma, 2005, pp 231-235
  7. Maurin, K. Robin, L. Tranoy, Saintes 17/2, coll. Carte Archéologique de la Gaule (dir. M. Provost), Gap, Académie des inscriptions et belles lettres, 2007, pp. 228-229
  8. Grené, Août-Auguste, art. Société d’Histoire et d’Archéologie de Charente-Maritime, 2020
  9. Rosso, Présence de la Domus imperiale Julio-Claudien à Saintes : Statuaire et épigraphie, in Aquitania XVII, 2000. pp 121-149
  10. Lavagne (dir) G. Moitrieux, P. Tronche, Saintes, la cité des Santons et Angoulème, Nouvel Espérandieux Tome V, Paris, 2017
  11. B. Rose, Dynastic commemoration and imperial portraiture in the julio-claidian periode, Cambridge, 1997 pp 122-123. C Rose voit Livilla II dans ce type « Leptis-Malta ». Il date la statue de Roselle (it) de l’époque de Caligula
  12. Romano, Gli « Augustales » a « Rusellae », una rilettura delle testimonianze architecttoniché, scultorée ed epigrafiché, vol 59, 2013, Pisa University Press pp 179-192
  13. Linder, Woman from Frosinone : Honorific portrait statues of roman imperial Women, Mémoirs of the american Academy in Rome, Univ. of Michigan press, 2006, pp. 57-58
  14. Catalogue of the greco-roman sulpture in possession of the Maltese Nat. Collection, Portrait of a young Lady, Malta Heritage